mercredi 14 décembre 2011

Maintenant j'ai grandi

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Maintenant j'ai grandi

Enfant,
j'ai vécu drôlement
le fou rire tous les jours
le fou rire vraiment
et puis une tristesse tellement triste
quelquefois les deux en même temps
Alors je me croyais désespéré
Tout simplement je n'avais pas d'espoir
je n'avais rien d'autre que d'être vivant
j'étais intact
j'étais content
et j'étais triste
mais jamais je ne faisais semblant
Je connaissais le geste pour rester vivant
Secouer la tête
pour dire non
secouer la tête
pour ne pas laisser entrer les idées des gens
Secouer la tête pour dire non
et sourire pour dire oui
oui aux choses et aux êtres
aux êtres et aux choses à regarder à caresser
à aimer
à prendre ou à laisser

J'étais comme j'étais
sans mentalité
Et quand j'avais besoin d'idées
pour me tenir compagnie
je les appelais
Et elles venaient
et je disais oui à celles qui me plaisaient
les autres je les jetais

Maintenant j'ai grandi
les idées aussi
mais ce sont toujours de grandes idées
de belles idées
Et je leur ris toujours au nez
Mais elles m'attendent
pour se venger
et me manger
un jour où je serai très fatigué
Mais moi au coin d'un bois
je les attends aussi
et je leur tranche la gorge
je leur coupe l'appétit

Jacques Prevert dans le recueil La pluie et le bon temps, éd Gallimard

4 commentaires:

JEA a dit…

idéaux ?
idées grandement menacées de tomber à l'eau ???

Amaryllis a dit…

Tomber ? Ah non, il existe encore des béquilles.

jean-jacques a dit…

Des mots qui tapent fort au coeur de la solitude accompagnée (pour le meilleur et le...)
Celle qui fait que l'on se débrouille comme on peut ou pas, que l'on se bricole des "béquilles" (sic), des bouées, des parachutes, des ballons d'oxygène, des artifices...quelques pouvoirs?

paradoxe? des mots pour grandir en retournant voir du côté des premiers pas, bras, émois et moi, et moi.
Des mots à se lire dans la glace avec indulgence puisque les souvenirs anticorps ont déjà fait le tri et qu'il ne sert à rien de financer encore et toujours les multinationales de la désespérance ou du comprimé à dormir debout.
Des mots pour se dire que c'est ptêt pas terrible mais pas si mal non plus et que les juges en "culottes courtes" qui souvent et comme de bien entendu, nous renvoient l'addition, s'épelaient m-o-i et n-o-u-s il n'y a pas si longtemps.

Et demain à qui le tour?
;-)

Parfois quelques idées prennent l'eau ou un peu de ventre mais c'est aussi ce qui leurs donnent ce si subtil goût salé ou de fût de chêne. Et puis on en a d'autres en -vieille- réserve, des idées. Non?

Belle journée à vous

Amaryllis a dit…

"Les idées prennent un peu de ventre", je garde cette expression au chaud, Jean-Jacques. Merci avec chaleur de votre intervention